Chronique péruvienne
Courrier Expat

Langage corporel au Pérou : la culture de l’”abrazo”

Abrazo entre deux députés - Photo officielle

Le langage corporel est couramment parlé au Pérou : cela fait partie des clichés souvent véhiculés sur l’Amérique latine et les Latinos. Je vous parle aujourd’hui spécifiquement de l’abrazo, une composante importante de la beauté des habitants de ce pays et de ce qu’on appelle plus globalement le cariño peruano.

Il ne s’agit pas seulement de parler avec les mains ou de bien bouger son corps et ses hanches sur des airs de salsa. Et cela va bien au-delà du simple mouvement du corps. C’est tout un état d’esprit qui se transmet dans l’attitude physique mais aussi émotionnelle, c’est un vrai langage. Voici un petit dictionnaire de l’abrazo.

La découverte de l’abrazo

Ma découverte a précisément commencé le cinquième jour de mon arrivée à Lima, alors que nous visitions sans relâche des appartements. A la fin d’une visite, l’agent immobilier, que nous avions alors vu deux fois, m’a prise dans ses bras. J’en suis tombée de l’armoire : que se passe-t-il ici? qu’est-ce qu’elle me veut? 2 visites = 1 câlin? Et ensuite? Mais est-ce qu’on se connaît? Pour qui se prend-elle? Au secours!? Déjà que depuis cinq jours tout le monde me tutoie sans qu’on ait gardé le moindre cochon ensemble ! Alors me prendre dans tes bras sans qu’on soit coincés en haut d’un glacier sans aucune chance de survie… où va-t-on?

Je suis d’obédience neutre sur le sujet tactile, ni en attraction ni en répulsion, et il peut m’arriver intentionnellement d’effleurer un bras, de toucher une épaule, dans une relation cordiale et de complicité. Mais être prise dans les bras d’un agent immobilier que je connais depuis quatre minutes en cumulé, je n’avais jamais vu cela! J’ai été déstabilisée, je l’ai raconté à toute ma famille et mes amis en ricanant comme si j’avais 5 ans, preuve que cela ne m’a pas laissée insensible. Et puis, au fur et à mesure, je l’ai côtoyé de plus en plus, apprivoisé et maintenant je suis bilingue en abrazo.

L’apprentissage du langage corporel

Comment suis-je devenue bilingue? J’ai beaucoup échoué. Je me suis plantée un paquet de fois avant d’avoir le coup de main. Mais de quoi parle-t-on exactement? Un abrazo est un genre de câlin, mais moins appuyé. Le mot le plus proche de la réalité pourrait être “accolade” mais plus personne n’a utilisé ce mot depuis 1992. Quelle tristesse, comment pourrions-nous en France nous approcher un jour de ce concept fabuleux alors que nous n’avons pour le décrire soit aucun mot soit le mot le plus ringard du dictionnaire. Disons que c’est hug qui pourrait s’en rapprocher finalement le plus.

Je vais rentrer superficiellement dans le « comment faire » : la base, au Pérou, c’est une seule bise joue droite de l’interlocuteur, puis on prend la personne dans ses bras quelques secondes, en modulant l’intensité de la pression et la durée selon l’intention. Le choix de l’a-propos et la bonne utilisation dans la situation adéquate sont tout un code, c’est pourquoi je ne rentre pas ici dans le détail. Bise, abrazo, poignée de main, avec combinaisons croisées : comme un étranger qui tenterait de comprendre le système de bise en France, entre Paris, Marseille, Montpellier, mais puissance dix. C’est un vocabulaire raffiné et subtil : il ne s’apprend pas dans un livre scolaire. Je l’ajoute avec délice à ma panoplie linguistique et de compréhension culturelle.

Je réalise à force de pratique sa puissance avec tout type de personne dont l’échange a été bienveillant, enveloppant, simple. Je peux percevoir à quel point il ancre cet échange dans la matière. Je vous ai perdu sur cette dernière phrase? Normal. Je commence à parler avec un champ lexical du corps incluant les mots “matière”, “connexion”, “échange”, des mots qui font partie du vocabulaire classique au Pérou. Et des concepts totalement nouveaux pour moi.

Le contexte professionnel

J’ai beaucoup disserté avec des locaux sur cette culture du câlin. Et cela les a amusés que je leur en parle. Chaque fois, ce fut l’étonnement : c’est tellement naturel pour eux, comme si d’un chien on s’étonnerait qu’il jappe.

Ils m’ont aussi expliqué des nuances dans un contexte professionnel que j’ai trouvées passionnantes et que j’expérimente aujourd’hui petit à petit : ils m’ont parlé de ces abrazos, au travail, qui, en fonction de leur durée, une seconde de plus ou de moins, en fonction de leur intensité, de se regarder ou non dans les yeux, disent soit l’encouragement, l’accolade ou le réconfort, le soutien ou tout simplement la connexion. Ils m’ont ouvert le monde qui existe derrière ce simple mot, et autant de manière de l’exprimer pour dire “Je suis heureuse de te voir”, “Bravo, beau travail”, “Ça va aller”, “Je t’apprécie”, “Merci pour cet échange”, “On s’est vus une seule fois dans notre vie et personne ne sait s’il y en aura jamais d’autre”. Est-ce que ça se met sur un CV : “Je parle le français, l’allemand, l’espagnol et l’abrazo?

Le comparatif France vs Pérou

Le sujet du câlin a mauvaise presse en France si l’on ne veut pas être taxé de guimauve, girly ou fragile. Tout le Pérou m’a aidé à changer d’avis. Personne ne fait défaut : homme, femme de tout âge, de toute profession… c’est une unité nationale : l’amour du câlin a la même place que l’amour du football.

En revanche, si vous aviez vu la tête de mes amis français la première fois qu’on est rentrés en France et que je leur ai fait des abrazos, vous auriez bien ri. Ils m’ont pris pour l’agent immobilier.

Pourquoi ? Si on y réfléchit, au final, le fait de faire un câlin en France est réservé :

  • aux situations d’extrême urgence (l’histoire du glacier);
  • d’extrême tristesse (enterrements);
  • d’extrême joie (réussir le permis de conduire après 6 tentatives, annoncer son départ pour vivre au Pérou);
  • aux relations parent-enfant (demandé tant par les uns que par les autres, ça aurait dû nous alerter…);
  • rien de plus.

Pourquoi ne pas nous ouvrir à davantage de contact les uns avec les autres ? Ça me fait penser aux habits du dimanche, on ne sort le câlin que pour les grandes occasions. Mais non! chaque jour. Et profitons de la vie ! Abrazons-nous !

À propos de l'auteur

Lauriane Brulebeaux

J’ai vécu toute ma vie dans 3 villes de France, pris l’avion pour la 1ère fois à 15 ans et fait mon 1er grand voyage à 20 ans. Je ne suis pas l’expatriée au long cours ! Je vivais à Paris dans une routine confortable quand mon amoureux m’a dit un soir où je coupais des poireaux : « et si on partait vivre à Lima ? » . Pas un mot d’espagnol en poche ni une idée de ce qu’est l’Amérique Latine, j’ai débarqué en 2016 dans cette ville incroyablement mystérieuse, contrastée, enthousiasmante, que j’adore et qui ne me laisse jamais indifférente.
Mon portfolio d'éditrice/rédactrice/photographe : laurianebrulebeaux.com

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